Rédigeant ce livre, j’ai constamment pensé à tous ceux qui, bergers ou laboureurs, ont depuis six mille ans façonné le visage de la Champagne. Sans le savoir, ils produisaient en respectant la terre, tandis que nous la massacrons en le sachant, et en nous en accommodant. Naturellement méfiant vis-à-vis de toutes les sociétés, fussent-elles traditionnelles ou pastorales, j’avoue ressentir jusqu’à la fascination la souveraine harmonie de nos paysages ruraux, de leur architecture permanente et des drapés successifs que les saisons y couchent. A la suite du naufrage des valeurs paysannes anciennes, la sagesse et la culture se sont réfugiées dans quelques personnalités d’exception, bergers et paysans authentiques. De ces témoins je parlerai surtout. Leurs leçons vivent encore en moi. Ils sont les derniers hommes de la terre et du ciel. Je ne peux les arracher à leurs vergers croulant sous la neige de l’aubépine en fleurs, à leurs champs étroits qui fuient et restent comme suspendus à la limite des nuages, à leurs vallées tourbeuses où les tempêtes automnales plaquent par milliers les sarcelles. J’écris ces lignes pendant l’été 1985, vingt ans jour pour jour après que mon grand-père eut définitivement posé sa houlette de berger et rattaché son chien à sa niche, mais je pourrais mettre en épigraphe la phrase des Mémoires d’outre-tombe : « Du temps présent au temps que je vais peindre, il y a des siècles. »