Il arrive parfois qu’une langue morte hante la vie d’un homme à la façon d’une âme : comme elle, plus qu’elle peut-être, cette langue prend les dimensions de l’histoire, s’enracine dans des terres lointaines, et son accent, sa scansion semblent alors remonter à la surface des jours avec l’inexorable entêtement d’une vengeance. Et si cette langue morte – la langue latine en l’occurrence – vous est offerte, en gage d’amour, comment l’accueillir, la chérir, si ce n’est en se l’appropriant sans aucune pudeur ? Insula Batavorum : telle est l’offrande que fait une nuit Loredan à Moghilev : désormais ce dernier s’engagera dans la rédaction d’annales impossibles, retraçant l’épopée du peuple batave au début de l’ère chrétienne, jusqu’à sa défaite ô combien prémonitoire face à l’Empire romain. Par un double mouvement qui n’est pas sans évoquer les replis successifs d’armées adverses, plus Moghilev s’acharnera à mettre à nu la magie de ces mots, « Insula Batavorum », l’île des Bataves, et plus l’ombre fragile de Loredan se verra soustraite à la vie, au pouvoir vivant de la langue. Le commerce des langues serait-il donc un jeu mortel ?