Souvenirs et oublis. Paradoxe troublant. Cruel même lorsque, comme Luce, on se voit forcé de placer sa mère en centre d’accueil. Devant les eaux du fleuve, lieu des origines, Luce se remémore. Petite voix endormie d’où émergent des visages aimés et des douleurs secrètes. Un père qu’on idolâtre, un père qui trompe. L’enfance est un bonheur qui s’effrite. Comment dès lors se défaire de cette gravité insupportable qui vient trop souvent avec le temps?Dans une écriture mouvante tantôt sobre, tantôt dense et lyrique qui épouse autant les fluctuations de la marée que les propos, Micheline Morisset, auteure du roman Le Chant des poissons rouges, nous donne à lire une fiction d'une grande sensibilité. Une réflexion sur le vieillissement et sur la mort de l'innocence.Vieillir, Luce n’y pensait pas. Pas tout le temps. C’était une idée qui traversait son esprit un moment et qu’elle chassait, mais voilà demain elle doit reconduire sa mère, octogénaire, au centre d’accueil. Devant les eaux du fleuve, des pensées qu’elle n’a pas réclamées reviennent la hanter comme si le sable et les algues avaient conservé les souvenirs. Voilà toute l’enfance. Ce père mythifié, trop souvent parti, qui chante à Montréal, qui la laisse à l’autre bout du monde aux bons soins de sa tante, une dévoreuse d’étoiles, et de sa mère, femme besogneuse mais combien triste. Ces grands yeux qui la regardaient et elle, Luce, qui se croyait obligée de tout réparer. Aujourd’hui, elle cherche en vain l’insouciance heureuse, la part de jeu propre aux enfants, peut-être la marée les a-t-elle jetées trop loin. Le temps nous vole une multitude de choses, ne restent souvent que des morceaux d’histoires qu’on bricole.Elle observe du coin de l’œil sa mère, sa mère dont la mémoire n’amasse plus rien. Luce, froidement, pense pouvoir se tenir à distance, ne pas sentir le désarroi de cette femme qui s’en va et le sait. Difficile de se terrer dans l’indifférence; les liens du cœur sont fatals.Et parce que mourir est intolérable, l’artiste crée. Luce ficelle des milliers de petits paquets de journaux déchirés, elle ficelle, acharnée, désireuse de déposer un rai de lumière, un peu de beauté parmi les désastres annoncés. C’est sa façon de respirer.