Si vous voulez connaître un homme, regardez le marcher, regardez son allure quand il s’approche de vous. Yvon Le Men s’avance les bras ouverts, les mains légèrement posées sur les épaules de ceux qu’il a un jour aimés. Pas un seul. Il n’en a pas oublié un seul et sa solitude est faite de cette mémoire-là, éblouie. Et voici maintenant qu’il parle — je veux dire : qu’il écrit, car parler, écrire, aimer, perdre sont chez lui consanguins. Il appelle chaque parcelle du monde par le nom qui lui est dû. Elle vient vers lui. Il la recueille au creux de ses mains et la donne à manger à ses morts. À présent il se tourne vers les vivants et leur offre le plus rouge de sa langue — la beauté immédiate d’un silence. Puis tous s’en vont ensemble, ceux du passé, ceux du présent, et la page tremble d’une vie à venir, inoubliable. Écoutez-la, écoutez-le, mangez le livre. Christian Bobin. L’aube, c’est l’instant où se lève la parole - et avec elle toute lumière. Dehors il fait froid. On ouvre la fenêtre, on jette du sel aux anges, quelques questions aux écrivains. Ils y répondent avec cette voix qui n’est plus celle de la vie courante, pas encore celle de l’écriture, avec cette voix faible - courante sous la cendre, tremblante sous la page.