« Qu'est-ce qui nous parle dans un paysage ? » demande Julien Gracq dans l'un de ses derniers ouvrages. Et il répond aussitôt : « c'est d'abord l'étalement dans l'espace — imagé, apéritif — d'un "chemin de la vie", virtuel et variantable ». Ce paysage, justement, l'écrivain le dessine de livre en livre, juxtaposant des sites emblématiques, ajoutant une forêt hercynienne et une cité antique à la vallée de l'enfance. Un paysage avec son château fantastique, ses forteresses, ses rivières et ses eaux dormantes, son océan, ses routes, ses poussières. Né sur les bords d'une Loire invitant au rêve et à l'aventure, au seuil même de la Bretagne, là où le fleuve est prêt à étreindre l'Atlantique avec tout ce qu'il a reflété depuis sa source vivaraise, Gracq s'est tourné vers l'Armorique, comme vers un premier ailleurs, un pays autre, à la fois proche et lointain. Une contrée magnétique, socle d'une mythologie personnelle. Vers une ville aussi : Nantes, qui se confond avec les images de l'adolescence, Nantes où Gracq a été le plus sensible aux souffles qui se lèvent sur la terre, aux énigmes que recèlent les lieux. Ville également associée à une rencontre décisive : celle d'André Breton, « conducteur élu du fluide ».Que Gracq fût aussi, de par sa profession, géographe, n'est pas indifférent : les qualités mêmes de cette discipline se sont infusées dans une écriture qui a pour dessein de saisir la tessiture, l'essence secrète des sites. Des sites, néanmoins, qui se manifestent surtout par leurs sortilèges et qui, s'imposant comme d'actives présences, sont toujours sur le point de dire quelque chose. Des sites propices à la transfiguration des phénomènes sensibles ; et qui assignent un comportement, une conscience aux personnages, qu'ils soient guetteurs ou simples voyageurs. Le roman lui-même ne devient plus alors qu'un univers d'odeurs, de silences, de palpitations de la lumière. Aussi, n'est-ce pas la phrase qui commande au paysage, et le récit qui sécrète le génie du lieu ?