« En avril 1994, au début des événements du Rwanda, j’ai refusé d’évacuer Kigali. Il aurait fallu abandonner mon équipe et la quarantaine d’orphelins tutsis dont nous nous occupions. Je crois être le seul Occidental à qui il a été donné d’atteindre la fin du cauchemar avec mes amis, du moins le seul en vie. Chaque heure pouvait déboucher sur le pire : des bandes de miliciens, des pillages, des soldats saouls, des appels au meurtre, des dénonciations, un obus sur l’orphelinat, des menaces, grenade à la main, des prières à genoux... Nous avons tout connu. Au fil des semaines, nous recevions de nouveaux enfants affolés, à la recherche d’une protection. Nous n’avions rien à leur offrir. Mais à la fin, ils étaient plus de six cents. J’ai vu des hommes, des femmes et des enfants ramassés à la pelleteuse. J’aurais voulu crier, sortir de mon mutisme, arracher ces machettes qui frappaient les corps et me faisaient saigner, ne plus être témoin, sentir l’air léger et non plus l’odeur des cadavres venant des charniers. Nous luttions à mains nues contre la violence nue. Je n’ai pas pu les sauver tous. J’étais trop seul. Je veux raconter ce que personne n’a fait : le génocide rwandais vécu de l’intérieur. Je veux poser des questions simples sur notre monde, même si elles dérangent. Je veux que les gens sachent le dévouement dont les hommes sont capables. Des voisins, des amis, le personnel de l’orphelinat, Tutsis et Hutus, ont risqué leur vie pour nous dans un cyclone effroyable. Pour quoi et pour qui l’ont-ils fait ? Pourquoi cet amour ? Seul Dieu sauve. Cette certitude est ma vie. »