Le caporal de la Coloniale gouvernait le village en seigneur. Les Sénégalais mouraient au matin dans la casemate assiégée sans avoir osé toucher aux vivres de réserve. Les briscards se tiraient des embuscades, dégoulinant de sang, mais le sourire aux lèvres. Et parce qu’ils s’étaient battus et parfois étaient morts auprès de moi, je voulais les faire revivre et raconter la vie du petit poste dans la rizière embrumée. J’allais me mettre à l’ouvrage lorsque les hasards de la vie militaire me renvoyèrent à Seno au Laos, où la France conservait une base, et où, dix ans après Dien-Bien-Phu, je retrouvai là, à ma grande joie, un petit Vietnam : ils y étaient plus de trois mille, les anciens militaires tonkinois et leurs femmes et leurs enfants qui, contre vents et marées, se collaient à nous ; mes fonctions me conduisirent à les administrer, à m’occuper d’eux ; j’en vins à passer dans les familles la plupart de mes soirées, à parler du passé ou des nouveaux combats ou du sort de tous ces gens qui s’ouvraient à moi comme si j’étais de la maison. Et j’ai senti au cours des mois que je changeais insensiblement de héros. C’était de moins en moins l’armée où j’avais déjà servi près de vingt-cinq ans : mon héros, désormais, c’était ce peuple que je revoyais émerger du pays des eaux, le Vietnamien et avant tout le paysan, le cul-terreux, le nhac-que. Et je me mis à écrire. J. S.