"Ils l’ont tué !", titrait le quotidien socialiste Le Populaire du 19 novembre 1936, dénonçant l'"abjecte campagne de calomnie" menée par une "feuille infâme", l'hebdomadaire d’extrême droite Gringoire, contre le ministre de l’Intérieur du gouvernement de Front populaire Roger Salengro, maire de Lille. De fait, ce dernier, l’avant-veille, s’était suicidé au gaz, chez lui. Il était soupçonné, à tort, d’avoir déserté en 1915, et sommé par une certaine presse de se justifier, s’il le pouvait. Salengro est ainsi devenu, dans la mémoire nationale, le symbole de l’innocence bafouée par des adversaires sans scrupule, du Juste assassiné par les méchants. Quand Pierre Bérégovoy, le 1er mai 1993, se suicida lui aussi après avoir été mis en cause pour un prêt sans intérêt, la gauche dénonça des méthodes analogues, dit-elle, à celles de 1936. Qu’en est-il au juste de ce lynchage médiatique ? Les journalistes de 1936, comme ceux d’aujourd’hui, ont-ils abusé de la liberté de la presse ? Celle-ci doit-elle être encadrée ou bornée par la loi ? Le drame de 1936 comme celui de 1993 posent à la presse et à la démocratie une redoutable question. Thomas Ferenczi, normalien et agrégé de lettres, est rédacteur en chef, adjoint au directeur de la rédaction du Monde, où il travaille depuis plus de vingt ans. Il a notamment publié Chronique du septennat (1988), Défense du consensus (1989) et L’invention du journalisme en France (1993).