La guerre éteinte, les vivants effacent les défunts. Les êtres ont subi leur vie brève, la plus mensongère, la plus brute, la plus ignorante. Ils enfanteront les rejetons de leur ignorance. Les techniciens sont intronisés au rang de bourreaux. Ils appliquent à l'humanité de fausses lois. Comptables des corps, ils les convertissent en cendres. Avec ces cendres, avec leurs peurs, les êtres ensemencent la terre. Au nom de personne. Tout commence. Il s'appelle Stanislas Klappers-Milanescu. De lui, on sait peu de chose. Un nom qui ne le gênera ni pour exister, ni pour disparaître. Dans cette histoire, il ne sera pas seul à le porter : ils seront deux. Son fils et lui, on les appelle Stan. Le père n'a pas vingt-trois ans, le fils n'a pas quatre ans lorsqu'ils avancent sur une route, au milieu de l'Europe. La paix, en cet avril 1947, est signée depuis près de sept cents jours. L'enfant ne voit que le brouillard de lait. La cendre de la terre volette sous ses pas et constelle ses souliers de ternes paillettes. L'air est déjà sombre. Dans l'heure il fera nuit. Les pieds froids de Stan prennent le ton grisé de la cendre, de la terre gris cendre d'ici. Il a les jambes lourdes, il a franchi la frontière à pied et marche depuis l'aube. La fatigue raidit ses cuisses. Ses pieds battent lourdement la route bombée en légers dévers, calculés comme pour refouler doucement les matières et les vivants, les écouler au-delà des bords dans la terre meuble des bas-côtés. Ils avancent et franchissent des plaques de neige vitreuse, vacillent et manquent chuter. Le brouillard se déchire. Les fumées industrielles s'accolent au flanc des nimbus et, de place en place, des colonnes de vapeur posent des étais sous le ciel à l'arrêt. Les cheminées, les grues, les déchets en terril, les sables amoncelés, les corps de bâtiments aux murs criblés et les bruits, rares, dans l'air étanche, tout paraît figé. Au faîte des arbres, des soupiraux de poussière s'entrouvrent sur le ciel, où le ventre pâle des nuages annonce la nuit sur la terre.