Émile Durkheim

A propos de l'auteur

Cet article provient du Dictionnaire de la pensée sociologique, sous la dir. de M. Borlandi, R. Boudon, M. Cherkaoui et B. Valade. DURKHEIM Émile David, 1858-1914 Vie et œuvre Durkheim est le premier sociologue, en ce sens qu’il est le premier à s’être considéré lui-même comme sociologue et comme fondateur d’une nouvelle discipline. En cela sa position est originale par rapport à d’autres auteurs de la même génération, considérés aujourd’hui comme des pères fondateurs de la discipline, M. Weber, V. Pareto ou G. Simmel. Il est aussi le premier sociologue parce que son projet est de fonder une nouvelle discipline universitaire en même temps qu’une nouvelle science. La sociologie doit avoir une existence autonome à la fois sur le plan cognitif et sur le plan institutionnel. Éléments biographiques Durkheim est né à Épinal, fils et petit-fils de rabbin. Une famille soucieuse d’intégration, comme en témoigne le choix de prénoms d’usage qui ne sont pas d’origine hébraïque ; le frère aîné d’Émile s’appelle Félix, et les sœurs, Céline et Rosine ; cette dernière sera la mère de M. Mauss, le futur collaborateur et, à certains égards, le fils adoptif de Durkheim. Contrairement à une légende tenace, rien ne prouve que le jeune Émile ait été ou se soit destiné au rabbinat. Après des études secondaires brillantes à Épinal, Durkheim prépare le concours de l’École normale supérieure qu’il réussit en 1879 au terme de trois années de préparation. À l’École normale, il rencontre des condisciples dont certains deviendront illustres, comme J. Jaurès ou H. Bergson. Parmi ses professeurs, deux auront une influence notable sur lui : Fustel de Coulanges, qui lui donne peut-être le goût de l’étude des sociétés anciennes pour reconstituer la genèse des institutions sociales, et É. Boutroux, qui lui transmet l’enseignement d’A. Comte sur l’hétérogénéité cognitive des différentes sciences. Durkheim s’attache aussi à l’étude approfondie du néo-kantien Renouvier. Reçu à l’agrégation de philosophie en 1882, il enseigne aux lycées de Sens et de Saint-Quentin avant d’obtenir une bourse d’étude qu’il consacre à un séjour en Allemagne durant l’année universitaire 1885-1886. Il y découvre les diverses tentatives d’instaurer une science positive de la morale, chez des juristes, des économistes, en particulier les socialistes de la chaire tels G. Schmoller et A. Wagner. Il est surtout impressionné, à Leipzig, par W. Wundt, son Institut de psychologie, premier laboratoire de psychologie expérimentale, et son ambition de créer une science de la morale par l’étude empirique des langues, des mœurs, de la religion et du droit. À son retour en France, il est nommé au Lycée de Troyes en octobre 1886 et se fait remarquer par ses articles sur la philosophie et les sciences de la morale en Allemagne. Le directeur de l’enseignement supérieur, L. Liard, philosophe admirateur de Renouvier, fait pression pour le nommer, à la rentrée universitaire de 1887, chargé du cours de “ science sociale et pédagogie ”, à la faculté des Lettres de l’université de Bordeaux (où il avait lui-même enseigné), en remplacement d’A. Espinas, promu doyen, qui occupait depuis 1892 ce cours de pédagogie. Le développement des sciences de l’éducation dans l’Université française servit aussi à la sociologie qui avança sous cette enseigne. En cette même année 1887, Durkheim épouse Louise Dreyfus, fille d’un industriel, mariage qui va lui donner une certaine aisance matérielle. Un mariage heureux, selon toutes les apparences, d’où naîtront deux enfants, Marie en 1888 et André en 1892. L’austérité était sûrement le trait dominant du mode de vie de cette petite famille. La vie de Durkheim est tout entière orientée vers le travail, et son épouse semble avoir été mobilisée pour l’assister. Le tempérament de Durkheim comme son absence apparente d’intérêt pour les arts ont aussi écarté toute tentation de céder à la frivolité des loisirs. Durkheim se considère lui-même comme sujet à la neurasthénie (notion qui devient à la mode) et connaît plusieurs crises sérieuses de dépression, notamment en juillet 1900 et après son emménagement à. Paris durant l’automne et l’hiver 1902-1903. Les quinze années de la période bordelaise de sa carrière voient Durkheim déployer une activité intense. Outre ses enseignements concernant l’éducation (histoire de l’éducation, des doctrines pédagogiques, éducation morale, psychologie pédagogique, etc.), il délivre des cours sur des sujets variés : la famille, le suicide, la sociologie criminelle, la religion, l’histoire du socialisme, la “ physique des mœurs et du droit ” , et prépare les étudiants bordelais à l’agrégation de philosophie. Il noue des relations avec le juriste L. Duguit, l’historien C. Jullian et surtout avec le philosophe O. Hamelin. En mars 1893, Durkheim soutient à la Sorbonne sa thèse de doctorat ès lettres, De la division du travail social, la thèse complémentaire en latin étant consacrée à Montesquieu comme précurseur de la sociologie. L’année suivante il publie Les Règles de la méthode sociologique sous forme d’articles réunis en livre en 1895. Son troisième ouvrage, Le Suicide, paraît en juin 1897, au moment où il se lance dans la grande entreprise de L’Année sociologique qui va prendre beaucoup de son temps. Durkheim n’a rien d’un militant politique. C’est au nom de principes moraux qu’il s’engage activement en 1898 à l’occasion de l’Affaire Dreyfus, en devenant secrétaire de la section bordelaise de la Ligue de défense des droits de l’homme et en publiant l’article “ L’individualisme et les intellectuels ”, réponse au critique littéraire antidreyfusard F. Brunetière qui accusait les “ intellectuels ” de prôner l’individualisme et l’anarchie. Durkheim réplique en distinguant l’égoïsme morbide de l’individualisme nécessaire, le “ culte de l’individu ”étant une valeur suprême des sociétés modernes. En 1902, l’élection à la Chambre des députés de F. Buisson libère au moins provisoirement la chaire de Science de l’éducation à la Sorbonne. Durkheim, qui a déjà cherché à plusieurs reprises à venir à Paris, se porte candidat et devient le suppléant de Buisson. Il sera titularisé quatre ans plus tard, mais la chaire ne prendra le nom de “ science de l’éducation et sociologie ” qu’en 1913. Durkheim n’en a donc pas fini avec les enseignements relatifs à l’éducation. Ses cours sur la formation et le développement de l’enseignement secondaire en France, rédigés en 1904-1905 et enseignés sans discontinuer jusqu’en 1912, seront publiés après sa mort sous le titre L’Évolution pédagogique en France (1938). Quant au cours sur L’Éducation morale publié en 1925, sa rédaction date, contrairement à ce qu’indique son présentateur P. Fauconnet, des années 1898-1900; et non pas de la période parisienne. L’abandon, en 1907, de la périodicité annuelle pour L’Année sociologique, permet à Durkheim de venir à bout de son œuvre majeure, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, qui paraît en 1912. Dès les débuts de la Première Guerre mondiale, Durkheim s’engage très activement dans des activités civiques et patriotiques : rédaction et diffusion de brochures sur l’origine de la guerre, sur la mentalité allemande, etc., participation à de nombreux comités, parmi lesquels, en 1916, le “ Comité aux étrangers ” où il s’occupe de la situation des Russes (presque tous d’origine juive) vivant à Paris. Cet activisme procède, à coup sûr, d’un sentiment d’obligation morale ; c’est aussi sans doute une manière de conjurer son angoisse sur le sort de la guerre et sur celui de ses proches : son neveu M. Mauss engagé volontaire, son gendre J. Halphen, enfin son fils André mobilisé juste après avoir été admissible à l’agrégation de philosophie. Les décès successifs de collaborateurs de L’Année sociologique, surtout celui de R. Hertz en avril 1915, entretiennent cette angoisse qui redouble lorsque André part pour les Balkans en octobre. Le 2 janvier 1916, Durkheim apprend que son fils est porté disparu, son décès étant confirmé le 24 février. Il ne se remettra pas de ce choc qui le laisse inconsolable. Sa santé se dégrade et après des alertes sérieuses (décembre 1916, mai 1917) il meurt le 15 novembre 1917, âgé de 59 ans. L’itinéraire intellectuel :continuité, infléchissements, ruptures ? Durkheim n’a pu écrire les livres qu’il avait en projet sur la morale et sur la famille, deux sujets qui l’occupent dès le début de sa carrière, signe d’une continuité dans ses intérêts. Ainsi, un de ses premiers cours de sociologie portait sur la famille et, dans L’Année sociologique, il se réservait l’analyse des travaux sur la famille, le mariage et la parenté, notamment les études ethnographiques qui se multipliaient. Dans sa correspondance, il fait maintes fois allusion à son futur livre sur la famille, issu de cours qui ont disparu. La constance de ses intérêts se double d’une permanence de ses préoccupations théoriques, en particulier le thème de l’intégration sociale. Cette question de la continuité ou de l’évolution ou de la rupture dans l’itinéraire intellectuel de Durkheim a fait couler beaucoup d’encre. Déjà G. Davy, collaborateur de Durkheim, puis T. Parsons (1937) le voyaient évoluer vers des positions de moins en moins positivistes et de plus en plus idéalistes. L’article “ Représentations individuelles et représentations collectives ” mettant l’accent sur une certaine autonomie des représentations par rapport aux faits de morphologie sociale témoignerait de cette évolution. Parsons voyait cet infléchissement à l’œuvre au sein même du Suicide ; les recherches ultérieures ont renforcé l’hypothèse d’une rédaction en deux temps de cet ouvrage (Besnard, 1973, 1987). Les années 1895 et plus encore 1896 sont des moments de transition, voire de crise, dans la biographie personnelle et intellectuelle de Durkheim. Il y a d’abord un changement dans sa position professionnelle : en 1896, il est enfin titularisé comme professeur de “ science sociale ”. Il y a ensuite des changements dans sa vie privée et sa position familiale : 1896 est aussi l’année de la mort de son père et de son beau-frère, le père de Mauss. Durkheim devient le chef de la maison Durkheim (son frère Félix est mort en 1889). Il est déjà le tuteur de son neveu Henri, fils de Félix, qui vit chez lui à Bordeaux ; il maintient son rôle de tuteur intellectuel et moral de son autre neveu Marcel qui vient d’être reçu à l’agrégation de philosophie. S’ajoutent à ces transformations des événements de nature à perturber l’itinéraire intellectuel du professeur bordelais : d’une part, la polémique avec Tarde prend un tour de plus en plus aigre en 1895 et 1896, d’autre part, les Règles de la méthode sociologique rencontrent un accueil réservé, voire hostile, notamment chez les philosophes que Durkheim voulait convaincre. Mais il y a plus : il y a la découverte de nouveaux objets ou de nouvelles démarches. Dans un des seuls documents autobiographiques qu’il ait laissé, Durkheim évoque comme “ ligne de démarcation dans le développement de [sa] pensée ” le cours qu’il donna en 1895 sur la religion et la découverte de W. Robertson Smith. Ce fut une “ révélation ”, précise-t-il, qui lui fournit “ le moyen d’aborder sociologiquement l’étude de la religion ” (Durkheim, 1975). Si l’intérêt pour la religion n’est pas nouveau chez Durkheim, c’est seulement après cette période de crise, au printemps 1897, qu’il affirme, avec autant de force et en plusieurs occasions, que la religion est la matrice des tous les faits sociaux, que c’est bien le fait social primitif et fondamental. On a beaucoup spéculé sur la nature de cette “ révélation ” relative à la religion ; touchait-elle à la notion de sacré, au rituel, au totémisme ? À moins qu’il ne s’agisse du bon “ moyen d’aborder sociologiquement ” la question, ce qui pourrait être en rapport avec un revirement spectaculaire qui se produit dans la définition des matériaux du sociologue. Jusqu’en 1895 Durkheim a donné la priorité aux documents historiques sur les données ethnographiques, considérées comme peu fables, et privilégié donc l’étude des sociétés anciennes. Ce privilège est affirmé dans les Règles, mais avec plus de force encore dans deux textes écrits en 1895. À partir de 1897, changement complet d’orientation : Durkheim va travailler presque exclusivement sur les sociétés primitives. La préface du Suicide, rédigée probablement en février 1897, établit encore une sorte d’équilibre entre les trois “ disciplines auxiliaires ” de la sociologie : la statistique pour l’étude des sociétés industrielles, l’histoire pour l’étude des sociétés anciennes, l’ethnographie pour celle des sociétés primitives. Quelques mois plus tard, la préface au premier volume de L’Année sociologique, sorte de manifeste programmatique, entérine le revirement complet quant à l’intérêt respectif des données issues des documents écrits (histoire) et des matériaux issus de l’observation des sociétés primitives (ethnographie). Durkheim prend l’exemple de son ancien maître Fustel de Coulanges, qui s’est trompé sur la nature de la gens romaine faute de connaître les analogues ethnographiques de ce type familial. C’est donc bien durant l’année 1896 que culmine la phase critique du parcours intellectuel de Durkheim. À côté des événements personnels et professionnels, il faut retenir l’indétermination de l’objet auquel il va consacrer sa vie de travail, le vertige face à une soudaine ouverture de son horizon scientifique. Ce sont là des traits caractéristiques de l’anomie telle que la conçoit Durkheim à ce même moment, dans le Suicide comme dans le cours sur le Socialisme. Ce thème de l’anomie sera repris deux ans plus tard dans son cours sur l’Éducation morale, mais abandonné ensuite. La période de transition, de doute et d’incertitude, se clôt au printemps 1897 quand Durkheim, ayant mis la dernière main au Suicide, décide enfin de se lancer dans l’aventure de L’Année sociologique, après avoir tergiversé durant près d’un an. Un événement mineur peut être retenu comme le symbole de cette page qui se tourne et de la mise en place d’un nouveau programme de recherche : le 11 avril 1897, la famille Durkheim déménage : petit déménagement par la distance, du 179 au 218 boulevard de Talence, mais c’est toujours une grande affaire pour un intellectuel. On peut supposer que Durkheim surveillait de près d’un côté les premières notes de son mémoire sur la prohibition de l’inceste à paraître dans L’Année sociologique, mémoire inaugurant son nouveau chantier de recherche, et de l’autre les épreuves de son livre sur le suicide, étude relevant de la statistique morale à laquelle il ne reviendra jamais. L’explication des farts sociaux Il serait faux de croire que Durkheim a conçu un système d’idées cohérentes susceptibles d’expliquer les phénomènes sociaux les .plus variés. L’évolution de sa pensée comme ses inflexions, la rectification progressive des concepts qu’il a forgés comme la pluralité des théories qu’il propose et leur approfondissement sont davantage des signes d’un chantier en construction plutôt que d’un édifice monolithique. Sans prétendre en proposer un panorama, on peut cependant en rappeler les éléments les plus essentiels. Il en est ainsi de la spécificité de l’objet de la sociologie, de la nature de l’explication des faits sociaux ou du noyau de certaines théories centrales de cette science sociale que le sociologue français pense fonder. La spécificité du fait social Pour Durkheim, les faits sociaux peuvent être : 1 / structurels ou morphologiques, comme le nombre, la nature et la disposition des éléments dont est composé un groupe ou une société ; 2 / des pratiques institutionnalisées telles les règles juridiques, morales, économiques ou des croyances, religieuses notamment ; 3 / enfin des faits, “ les courants sociaux ”, qui ne sont pas institutionnalisés, c’est-à-dire qui ne présentent aucune forme cristallisée : il en est ainsi des comportements des foules ou des courants d’opinion que les statistiques appréhendent à travers des taux de nuptialité, de fécondité ou de suicide, par exemple. Entre ces faits, il n’existe que des différences de degré et non de nature. Ils se situent sur un continuum dont les deux extrêmes sont les faits d’ordre morphologique et les courants d’opinion. En une formule ramassée, Durkheim définit le fait social “ toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles ” ([1895] 1998, 14). On sait que cette définition provisoire a été amendée et complétée notamment dans la préface de la seconde édition (1901) des Règles de la méthode sociologique à la suite de malentendus et même de mésinterprétations. Coercition externe et généralité indépendante des formes individuelles que 1e fait social prend sont les deux expressions d’une même réalité. Examinons d’abord la coercition externe qui a fait l’objet de nombreuses critiques. En premier lieu, l’existence d’un langage, d’une monnaie, de rites, est indépendante de l’individu mais non de groupes sociaux qui en sont les substrats. On entend par groupe ou société un ensemble structuré d’individus qui n’est donc pas réductible à leur somme. Cette définition de l’extériorité du fait social par rapport à l’individuel n’a pas d’autre objectif que celui de souligner la spécificité du groupe ; il ne l’hypostasie pas cependant. En second lieu, le pouvoir de coercition ou d’influence que le fait social exerce sur les individus est attesté par l’existence de sanctions ou de conséquences positives ou négatives pour l’individu qui s’y conforme ou non. Précisons toutefois que la contrainte liée au devoir n’est que le signe extérieur et perceptible, et qu’il convient d’y adjoindre son opposé, le bien, qui indique l’idée de valeur dont les indicateurs sont plus difficilement repérables. L’extériorité et la coercition ne sont donc que des signes extérieurs du social. Ils ne sont pas la preuve de l’hypostasie du social par rapport à l’individuel. Et même lorsque Durkheim utilise l’expression de conscience collective, il ne lui donne jamais d’autres supports que les consciences individuelles. Sur ce point, la position de Durkheim ne change pas, de la Division du travail social ([1893] 1960) aux Formes élémentaires de la vie religieuse ([1912] 1960). La deuxième expression du fait social renvoie à l’idée selon laquelle le fait social est un phénomène émergent. Un fait collectif est différent d’un phénomène général. Certes, celui-là est partagé par un grand nombre d’individus qui composent un groupe ou une société. Il est donc général. Mais le général n’est rien d’autre que l’individuel démultiplié. C’est en quelque sorte de “ l’infra-social ” qui est déduit à partir de la somme des comportements individuels. Le phénomène collectif, s’il a certes pour base l’individuel, résulte cependant d’une synthèse sui generis. Si le général est un fait “ résultant ”, le collectif ou le social est un fait émergent. Le suicide est un acte purement individuel, le taux de suicide est un phénomène général qui se déduit par une simple opération arithmétique de suicides individuels pour autant que les suicides sont indépendants les uns des autres. Le divorce pour sa part est à la fois un fait résultant et un phénomène émergent. Un taux de divorce n’est rien d’autre que la somme des divorces individuels rapportée à la taille de la population du groupe étudié. Il est, en ce sens, général. En revanche, si l’on considère le taux de divorce dans une société comme l’indicateur de l’affaiblissement de l’institution du mariage, il doit être regardé non plus comme une propriété individuelle mais comme une caractéristique du système social. Les divorces sont par ailleurs interdépendants dans la mesure où une augmentation du taux de divorce dans un groupe croît la probabilité individuelle de divorcer. L’émergence est la conséquence de l’interdépendance des éléments d’un ensemble. L’interdépendance traduit le système d’interactions structurelles entre les individus. Un suicidé commet l’acte fatal tout en ignorant ce que d’autres suicidés font. Les suicides sont donc accomplis indépendamment les uns des autres. La division du travail ou le mariage supposent au contraire une interdépendance entre les agents. Indépendamment du fait que le mariage est une institution, c’est parce qu’il est une décision prise sur un marché matrimonial concurrentiel qu’il y a interdépendance ; en d’autres termes, la décision d’un acteur a des répercussions sur celles des autres. Durkheim utilise fréquemment des analogies pour expliquer ce qu’il entend par émergence. Les propriétés de l’eau ne se trouvent ni dans l’oxygène ni dans l’hydrogène qui en sont les composantes. L’émergence se définit donc par la nouveauté. “ Toutes les fois que des éléments quelconques, en se combinant, dégagent, par le fait de leur combinaison, des phénomènes nouveaux, il faut bien concevoir que ces phénomènes sont situés non dans les éléments, mais dans le tout formé par leur union ”, écrit-il dans la préface à la seconde édition des Règles. Il en est ainsi du comportement d’une foule. C’est bien l’interdépendance ou bien la manière dont les acteurs sont assemblés et exercent une influence les uns sur les autres qu’une réunion de bourgeois pacifiques se transforme en une foule déchaînée. Un tel comportement collectif ne peut être ni prédit ni déduit des comportements individuels. L’émergence peut prendre l’une des trois formes des faits sociaux : entendons les phénomènes morphologiques, les institutions et les “ courants sociaux ”. Ces macrophénomènes sont les résultats de processus sociaux plus ou moins longs. Le mouvement d’une foule peut être rapide, l’émergence d’une norme, l’institutionnalisation d’une règle juridique, la lente cristallisation de comportements en une répartition spatiale de la population exigent parfois de longues périodes historiques. Le discours de la méthode sociologique “ En fait de méthode, écrit Durkheim ([1895] 1998, XII), on ne peut jamais faire que du provisoire ; car les méthodes changent à mesure que la science avance. ” Un tel aveu montre bien que le sociologue français est conscient des limites de sa méthodologie balbutiante, conscient aussi et surtout que la méthode n’est jamais indépendante de la théorie. Sa méthode est fondée sur les principes suivants. 1 / Le principe heuristique de la naturalisation des phénomènes sociaux selon lequel ces derniers peuvent être soumis aux mêmes méthodes d’observation et d’explication que les phénomènes qui relèvent des sciences de la nature. Son célèbre précepte qu’il faut “ considérer les faits sociaux comme des choses ” n’a pas une autre signification. Cela ne veut assurément pas dire que le fait social est identique au fait naturel : celui-là est à la fois intentionnel et significatif, celui-ci ne l’est pas. Pour ce faire, il convient de prendre pour point de départ des faits réels définis provisoirement par des critères extérieurs. On ne doit donc pas partir de prénotions ou d’idéologie, c’est-à-dire d’idées communes que nous avons de la société ; car ce système de représentations est un objet de la sociologie plutôt qu’un réservoir de concepts scientifiques. Fruits de l’expérience sociale, les prénotions sont sans doute utiles socialement, on ne peut cependant leur appliquer des critères de vérité. La spécificité du social interdit l’introspection comme la psychologie individuelle. Pour autant que le fait social est une représentation collective, cristallisée ou non, l’individu ne peut prétendre être le point de départ, mais uniquement le point d’arrivée. On doit donc partir des phénomènes macrologiques. 2 / Expliquer le social par le social est sans doute l’objectif fondamental du programme scientifique durkheimien. Il signifie une mise en évidence du caractère collectif des phénomènes à étudier, de leurs régularités, corrélations et enfin l’élaboration d’une théorie qui en rend compte. La division du travail comme macrophénomène est d’abord repérée par des indicateurs. Sa régularité est ensuite mise en évidence dans certains types de sociétés. On établit ensuite ses corrélations avec d’autres macrophénomènes comme la densité dynamique, le système d’interaction entre les individus qui remplissent la même fonction sociale et dont certains, sur un marché concurrentiel fini, se voient contraints de changer d’activité. On explicite le modèle dynamique de relations entre ces variables. On l’explique enfin en recourant à une théorie qui fait de la division du travail une conséquence non intentionnelle d’un ensemble d’actions socialement interdépendantes. 3 / Expliquer le social par le social n’exclut du reste pas d’autres démarches. Rien n’interdit de rendre compte du comportement individuel par un macrophénomène. C’est du reste là l’aspect normatif de la théorie durkheimienne que la tradition sociologique a le plus souvent retenu. Les individus se comportent conformément à des normes sociales qui sont des macrophénomènes par excellence. Mais rien n’interdit non plus d’expliquer une propriété systémique par le niveau individuel, à la condition, précise Durkheim, que cette propriété soit considérée comme le résultat d’un ensemble d’actions individuelles interdépendantes et non comme la somme d’actions ou de représentations individuelles indépendantes : jamais aucune valeur, aucune norme, aucune règle juridique ne naît dans la solitude mais c’est à la faveur de la fusion des consciences à des moments privilégiés. Ces principes généraux du programme durkheimien sont appliqués dans les études empiriques, qu’il s’agisse de la division du travail, du suicide, du religieux ou de l’évolution du droit et de la famille. On a dit de Durkheim qu’il est positiviste et inductiviste. Il est sans doute l’héritier d’A. Comte dans la mesure où il reprend à son compte l’idée selon laquelle le but de la recherche est l’établissement des lois par observation et comparaison. Durkheim s’en sépare cependant pour autant qu’il n’hésite pas à transgresser les interdits positivistes : Contrairement aux anathèmes comtiens, il ne se prive pas d’utiliser systématiquement la statistique et n’arrête jamais sa quête à la formulation de lois. Le Suicide est exemplaire à cet égard. Outre la mise en évidence de relations de dépendance entre deux ou plusieurs variables dont on s’assure la réalité en prenant en considération une ou plusieurs variables de contrôle selon les règles de l’analyse multivariée codifiée plus tard par P. Lazarsfeld, Durkheim cherche à les expliquer en les déduisant d’une théorie ou en construisant des modèles générateurs. Les propositions du Suicide sont déduites de la théorie de l’intégration et de la régulation. Cette théorie n’est pas une généralisation de résultats empiriques : elle est d’abord, en partie du moins, antérieure au Suicide ; elle est ensuite si abstraite qu’il semble difficile de l’inférer à partir d’observations, aussi nombreuses soient-elles ; elle s’applique enfin à d’autres phénomènes que la mort volontaire. Durkheim procède aussi par déduction lorsqu’il cherche à construire la typologie des suicides et les formes normale et anormale de la division du travail. La rupture avec le positivisme comtien semble consommée lorsque Durkheim se propose de mettre en évidence les mécanismes générateurs des phénomènes ou ce qu’il appelle leurs “ modes de production ”. L’expression est empruntée à Comte qui rejette comme démarche métaphysique “ toute prétention à exposer les causes génératrices des phénomènes ”. Le mécanisme consiste en hypothèses sur le comportement des individus en situation d’interdépendance. Il produit les phénomènes observés et rend possible leur interprétation. L’égoïsme et l’anomie par exemple doivent être compris comme mécanismes générateurs, comme l’ont montré R. Boudon (1979, 23-27) et M. Cherkaoui (1998). Les processus de socialisation La socialisation est sans nul doute l’un des axes les plus importants de la théorie durkheimienne. Elle traverse de part en part l’œuvre du sociologue. On la trouve présente dans ses études sur l’éducation, la famille, la morale, la religion, le suicide et la division du travail. Les mécanismes élémentaires de la théorie, ceux d’intégration et de régulation, sont parfaitement identifiables et même, dans une large mesure, formalisables. Socialiser, c’est rendre social un être qui ne l’est pas. C’est lui apprendre à participer efficacement à la vie des groupes auxquels il appartient. L’individu apprend des compétences sociales et cognitives communes au sein de groupes ou dans des contextes sociaux différents. Ces compétences vont de l’apprentissag

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